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Smyrne & Co
29 juin 2014

Claude Rutault

  • Patrick Javault (PJ): Bonsoir à tous et bienvenue pour ce nouveau rendez-vous des Entretiens sur l'Art avec comme invités Jean-Claude Rousseau, cinéaste et Claude Rutault, peintre. Nos invités ont collaboré pour une exposition intitulée L'Atelier, une rencontre réussie entre un peintre et un cinéaste non pas établie sur des bases narratives ou iconographiques mais sur des affinités et sur une certaine idée de l'abstraction. 
    Claude Rutault présente jusqu'au 19 février 2011 une exposition magnifique intitulée Exposition-suicide à la galerie Emmanuel Perrotin. Cette exposition définit et actualise un certain nombre des définitions/méthodes.

    Jean-Claude Rousseau a sorti au mois de décembre un très beau film De son appartement, malheureusement plus à l'affiche et qui a obtenu le prix du FID, festival international du documentaire à Marseille, avec à l'époque Apichatpong Weerasethakul comme président du jury. 
    Nous allons donc parler de cette exposition L'Atelier, autour de Vermeer, qui s'est tenue à l'Ecole d'art de Tourcoing en 2005. Il s'agissait d'une présentation conjointe d'une des définition/méthode sous-titrée Le rêve de Meegeren, le fameux faussaire de Vermeer, et de la projection simultanée du film de Jean-Claude Rousseau Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, directement inspiré de Vermeer.

    Parmi quelques textes, deux propos me semblent assez proches. Le premier est un extrait du livre de Claude Rutault intitulé Le môme vers le gris: «Je réalise pourquoi aimer l'Autoportrait de Poussin, l'art de la peinture, les poseuses, n'est possible qu'après s'être débarrassé de l'image. Ne plus pouvoir les regarder, même en photo». Dans le catalogue de l'exposition L'Atelier une déclaration préliminaire de Jean Claude Rousseau a aussi retenu mon attention: «Dans un cadre juste, l'image se retire». Peut-être pourriez-vous, l'un ou l'autre, commenter ces phrases.
    • Jean-Claude Rousseau (JCR): Ce sont des propos que l'on peut approuver et même écrire puisqu'on les retrouve sur ce très beau petit livre de l'exposition L'Atelier en référence au tableau de Vermeer qui est à Vienne. Le cadre juste, cela signifie qu'il fait passage, que l'on ne s'arrête plus sur le motif et que le regard traverse.

      Claude Rutault (CR): J'aimerais rappeler une chose au sujet de notre rencontre. Elle ne fut ni mondaine ni hasardeuse. J'ai cherché à connaitre Jean-Claude Rousseau notamment après avoir vu La Vallée close. Nous avons donc rapidement sympathisé. 
      Quant au cadre, cela me fait penser à une des œuvres que j'ai actualisée dans l'exposition sur Un dimanche après-midi à la Grande Jatte de Georges Seurat où il y avait effectivement absence du tableau. 
      Il y avait une absence d'image et en même temps un pseudo-cadre réalisé avec des petites toiles de la même couleur que le mur, disposées de façon irrégulière et avec beaucoup d'ouvertures. Cela correspond assez à ce qui vient d'être dit sur la nécessité du cadre ou, dans mon cas, sur le rappel du cadre du tableau et de son absence. Cela traduit en même temps le fait que la peinture est ouverte, c'est-à-dire qu'elle se développe sur le mur. Si le mur était blanc, cela pourrait se développer dans l'ensemble de l'espace. 
      Je l'avais d'ailleurs noté dans un des livres de Jean Claude Rousseau, Le concert champêtre, qui est le seul scénario que Jean Claude ait écrit et pour lequel il n'a pas réalisé le film. Ses films n'ont pas selon moi de scénario. J'ai alors trouvé ce livre sur Le concert champêtre. Affirmer: «ou j'écris le texte ou je fais de l'image» m'intéresse dans la mesure où j'écris des textes qui doivent être actualisés par la suite. C'est un rapport au texte qui est à la fois le même que le mien et presque son contraire.
      • PJ: Par rapport à cette idée de malentendu, nous imaginons Claude Rutault connaissant ses objectifs, avec des idées très précises, presque scénarisées. Mais lorsque nous vous lisons, nous ressentons également des doutes et un questionnement permanent.
        CR: Ce n'est pas de l'ordre du doute. Dans la mesure où je laisse des libertés à celui que j'appelle « le preneur en charge », il ne peut pas y avoir de doute pour autant qu'il respecte l'esprit du texte. Maintenant, la couleur, le format ou l'accrochage ne m'appartiennent pas toujours. Ce qui est intéressant c'est justement que Jean Claude passe outre tout ceci pour s'intéresser directement aux critères cinématographiques. C'est sans doute pour cela que l'on s'intéresse un peu aux mêmes choses.

        PJ: Jean Claude prétend être « saisi par le plan ». Récemment, alors que vous présentiez De son appartement au Reflet Médicis, vous avez dit que votre approche était presque naïve...

        JCR: La façon dont vous l'affirmez me fait passer légèrement pour un prétentieux. Plutôt que du plan, il faudrait parler de l'image. S'il y a image, nous ne pouvons pas la saisir, c'est l'image qui nous saisit. Concernant le scénario, l'idée de voir l'image avant qu'elle ne se présente, me semble très loin de ce qu'est une image. Je songe à Jean-Luc Godard lors d'une conférence de presse à Cannes. Il distinguait «image» et «picture», ce qui est uniquement possible en anglais. Il disait qu'il y avait beaucoup de «pictures» mais peu d'images». On ne peut être qu'humble face à une image. L'image ne naît pas de l'écriture, même très détaillée. L'image se trouve. Cela est bien connu en art. Il faudrait passer par Corot, continuer avec Picasso et les Notes sur le cinématographe d'Henri Cartier Bresson: «Je ne cherche pas, je trouve».

        CR: Moi, je ne trouve pas forcément mais je cherche.

        JCR: Voilà qui est bien. Qu'est-ce que le cinéma? Ce sont des images, donc, que cela plaise ou non, nous nous trouvons du côté de l'art et non de la littérature. Pour moi, toutes ces histoires de grammaire du cinéma ne tiennent pas.
        J'ai écrit un scénario qui a fini par être publié. Il s'agissait d'images mentales. Je suis assez convaincu qu'une image mentale ne mène pas à l'image.

        CR: Au début du Concert champêtre, nous pouvons lire: «intérieur, chambre, jeune fille, lever du jour, un électrophone en marche, à peine éclairé par le jour...»
        Nous pouvons créer 50 000 images à partir de cela. Mais il est très difficile d'imaginer un plan et cela vaut pour tout scénario, d'où l'intérêt de s'en passer.

        JCR: La plupart des scénarios sont davantage des continuités dialoguées.
        • CR: Oui, mais un chapeau décrit généralement la situation de la scène.

          JCR: C'est le cas dans une forme très classique. J'avais fini par comprendre qu'il était nécessaire que le projet soit reçu dans une institution qui accorderait éventuellement une aide. Malheureusement, la commission à qui j'ai présenté le projet n'en a pas voulu pour des raisons qui m'ont fortement choqué. Ce scénario était soi-disant trop littéraire. Ce fut pour moi un comble, voire une insulte.

          CR: D'une certaine façon, le film De son appartement s'est débarrassé du scénario?

          JCR: Oui. Je me rappelle d'un débat au cours duquel une spectatrice, qui n'était pas malintentionnée, a refusé d'admettre qu'il n'y avait pas de scénario. La composition du film lui paraissait tellement serrée qu'ielle ne pouvait pas ne pas avoir été pensée avant. La réalité est tout autre. Une grande liberté de circulation est laissée aux images. Elles vont là où bon leur semblent et se rencontrent ou non. Le film travaille sur une mise en orbite des éléments. Je n'emploie jamais le mot «travailler» me concernant. Je n'ai pas le sentiment de travailler lorsque je réalise des films.

          CR: De son appartement est en réalité votre appartement. Vous connaissait donc par cœur votre champ de travail. Pourrait-on alors considérer que cette promenade très connue dans ce lieu clos, sauf pour une scène, serait une forme de scenario?
          JCR: L'image se voit dans l'oubli. Elle ne résulte pas de la familiarité avec un lieu ou avec des habitudes que je peux avoir dans cet appartement.

          CR: D'accord, mais vous ne pouvez pas éliminer cette familiarité. Je ne savais pas que c'était votre appartement mais au bout d'un certain temps c'est ce que je me suis dit, et pas simplement parce que j'ai vu passer un chat.

          JCR: Tout d'abord, ce n'est pas mon appartement. De son appartement est l'appartement de Titus. 
          Il s'agit du premier hémistiche des premiers vers de Bérénice dit par Antiochus : «De son appartement cette porte est prochaine». Il parle des appartements de Titus dans le palais romain.

          CR: Ce n'est pas contradictoire avec ce que je viens de dire.

          JCR: Si, parce que je ne suis pas Titus.
          • PJ: Avant de revenir à De son appartement, nous allons visionner un extrait de Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, le film que vous présentiez dans l'exposition L'Atelier. A l'époque vous travailliez encore en super 8 et refusiez la notion de montage. Il s'agit donc d'un bout à bout de plans. Nous allons voir le premier plan.
            Projection d'un extrait de Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre

            PJ: Cet extrait dure le temps d'une bobine de super 8, c'est-à-dire deux minutes et demie. Nous voyons donc un tableau retourné dont nous ne verrons pas le recto...

            JCR: C'est curieux, ce premier film s'est fait en retournant le tableau, qui avait d'ailleurs été exposé. Sans doute est-ce à cause de ce début de film que les personnes que nous avons rencontrées pour cette exposition à l'Ecole d'Art de Tourcoing avaient déduits que nous nous connaissions depuis des décennies. Ils étaient très surpris d'apprendre que l'on ne se connaissait que depuis 4 ou 5 ans. L'étonnement subsiste.

            PJ: La rencontre ne s'est pas faite à partir de ce film.

            CR: Non, le film était déjà fait. Il suffit de regarder la date de l'exposition qui fut la conjonction de ce film et de l'œuvre Le rêve de van Meegeren qui appartient au Frac Nord Pas de Calais. Cette œuvre se compose de l'ensemble des Vermeer attribués. A l'époque où j'ai conçu les définitions/méthodes, il y en avait quarante deux. Au dernier recensement de Vermeer, il en reste trente quatre. Une fluctuation s'opère dans l'œuvre au fur et à mesure des attributions et des désattributions. La pile centrale correspondait à ceux qui restent attribués, une petite pile sur le mur d'à côté, à ceux qui ont été désattribués et des toiles posées par terre avec un tasseau derrière de la même épaisseur que le châssis jouaient comme peuvent jouer les plans dans le tableau de Vermeer. 
            Vous avez dit tout à l'heure que les œuvres étaient présentées simultanément, elles étaient plutôt présentées en alternance. Malheureusement, la lumière venait de la droite et non pas de la gauche, comme dans la plupart des tableaux de Vermeer. D'ailleurs, dans le film que l'on vient de voir, la lumière vient de la gauche.

            JCR: J'ai été intrigué par le fait que les mesures de la hauteur de projection du film correspondait exactement au rapport hauteur / largeur du tableau de L'Atelier de Vermeer que l'on voit en couverture du catalogue de l'exposition L'Atelier.

            CR: Je doute sérieusement à refaire une expérience de ce genre mais je serais prêt en revanche à recommencer cette œuvre là, présentée de la même manière. Ce fut une occasion presque inespérée de faire cette exposition. Malheureusement peu de gens l'ont vue.

            PJ: Cette collaboration n'est finalement pas de votre initiative. Serait-elle davantage une rencontre organisée?

            CR: C'est une rencontre centrée sur le travail. Ce n'est pas une commande.

            PJ: Mais auriez-vous eu l'idée d'exposer avec un cinéaste?

            CR: Je n'y avais pas pensé. Je ne sais pas si Jean-Claude avait pensé à faire une exposition avec un peintre et non pas un artiste conceptuel.

            JCR: La question qui s'est très vite posée pour moi a été : au final, que reste-il du film? J'ai trouvé que l'installation était magnifique. Le livre en rend bien compte. Mais, il ne permet pas de voir le film.

            PJ: Si je comprends bien, l'exposition ne permet ni de voir le film, ni de voir les définitions/méthodes dans les meilleures conditions, puisque la lumière ne venait pas du bon côté?
            • CR: Y a-t-il de meilleures conditions pour voir les définitions/méthodes ? La définition/méthode est conçue pour pouvoir être vue dans plusieurs contextes. Des présentations furent pires que celle-ci. Je trouve que l'on voyait très bien les peintures. Je ne certifierais pas la bonne visibilité du film. Jean-Claude est très exigent aussi bien dans la réalisation que dans la projection. Quant à mon travail, il garde toujours un côté expérimental du fait des diverses présentations. Nous n'étions pas dans une salle de cinéma et il n'y avait qu'un seul banc. Ce ne sont sans doute pas les conditions idéales pour voir un film.

              JCR: Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire. Le film est quelque chose en soi. Cette exposition est tout à fait autre chose. J'ai trouvé magnifique la façon dont cela s'est fait. Mais ce n'est plus le film et cela ne venait pas tellement du fait qu'il soit montré dans une salle de cinéma ou dans une galerie. C'était davantage un élément de cette très belle exposition.

              CR: Oui, je pourrais dire la même chose des peintures mais je connais votre exigence vis-à-vis de la projection, des projectionnistes et des sociétés de diffusion. Je me souviens qu'un jour nous cherchions ensemble une salle. Vous vouliez vérifier dans un cinéma quel était le type de projecteur. Finalement il n'allait pas. Vous étiez à la recherche de quelque chose de très précis pour votre film. 
              J'ai davantage tendance à essayer, même si les conditions de présentation ne sont pas idéales. Je suis prêt à expérimenter dans des lieux comme le Creux de l'Enfer, qui n'est pas a priori conçu pour exposer de la peinture. Mais ce sont deux choses très différentes.

              PJ: Justement, la question même de l'effacement ou de la disparition est très présente dans votre travail.

              CR: Bien sûr. Il n'existe ni couleur idéale ni lieu idéal pour montrer mon travail. Très récemment j'ai vu des gens qui ont en revanche très bien réagis à l'exposition au Creux de l'enfer. Beaucoup d'autres auraient constaté au contraire certains abus. Ce que je propose en ce moment à la galerie Emmanuel Perrotin est très différent. A Tourcoing, il y avait cette alternance. A mon sens, le film ne disparaissait pas complètement, je trouve que vous exagérez légèrement quand vous dites qu'il n'y avait plus de film.

              JCR: Je n'ai pas dit ça. La justesse de l'exposition supposait que le film entre comme élément dans cet espace.
              CR: Vous avez beaucoup travaillé à l'intégration du film à l'ensemble de l'exposition.

              JCR: Si le film avait été vu comme film, le projet n'aurait pas fonctionné et n'aurait pas fait partie de l'exposition.

              PJ: Il me semble que la rencontre n'aurait pas eu lieu si le film ne s'était pas un peu effacé. Même si la présentation était alternée et non simultanée.

              CR: Ceci dit, l'exposition présentait de manière alternée soit uniquement le film en éteignant les lumières, soit uniquement les peintures en stoppant la projection du film.

              PJ: Je vous propose de regarder un extrait du film de Jean-Claude Rousseau Deux fois le tour du monde. C'est un film que vous aimez particulièrement Claude et que vous citez dans l'un de vos catalogues, celui de votre exposition à Brest La peinture fait des vagues.
              Projection de Deux fois le tour du monde

              PJ: C'est un film presque illusionniste.

              JCR: Ce film me gêne dans le sens où malgré le fait qu'il n'y ait ni trafic, ni trucage, nous pensons le contraire. Cela n'est pas le cas puisque l'on voit que je pose mon coude sur le rebord de ce chambranle de fenêtre.

              CR: Qu'est-ce que vous entendez par truquer?

              JCR: Faire des insères.
              • PJ: Je pensais moins à un effet de trucage qu'à un effet d'illusion. On ne sait pas très bien sur quel plan vous vous situez. Un basculement s'opère lorsque l'on vous voit de l'autre côté de ce cadre de fenêtre.

                JCR: Claude, pourquoi m'avez-vous fa
                it la surprise et le plaisir de mettre deux photogrammes de ce film dans le catalogue de votre exposition à Brest?

                CR: D'une part, parce que je voulais mettre quelque chose de vous dans ce catalogue. D'autre part, je ne voulais pas reprendre une image du catalogue de L'Atelier. J'ai choisi ces images qui me semblent très typiques de votre travail, de votre façon de se moquer de la durée du film, qui est fonction de ce qui s'y passe. En plus, je trouve le titre très beau. D'une certaine façon c'est vraiment le tour du monde. Comme dans Five de Kiarostami, le titre est plus qu'évocateur. J'aime beaucoup l'alliance de ce mouvement et du titre. Vous avez fait des réserves sur le plan littéraire tout à l'heure mais il me semble que lorsque vous mettez une phrase dans un catalogue ce n'est pas n'importe quoi. Cela me parait s'accorder exactement avec l'image.

                PJ: Venons-en à présent à l'exposition de Claude Rutault à la galerie Emmanuel Perrotin, Exposition suicide, titre qui fait référence à l'une des définitions/méthodes exposée. Cette œuvre, définition/méthode 292: exposition-suicide 2, fut mise en vente le jour du vernissage, n'est-ce-pas?

                CR: Cette œuvre ne pouvait en effet être exposée qu'une seule fois. Si l'œuvre n'était pas acquise avant la fin de la soirée elle était détruite. L'autre, qui porte le titre définition/méthode 291: exposition-suicide 1 sera détruite si elle n'est pas acquise avant la fin de l'exposition. L'exposition détermine ici la durée de vie de l'œuvre. Nous nous trouvons clairement dans le système marchand.

                PJ: Il s'agit d'une façon de flirter avec cette fameuse disparition?

                CR: Oui, mais c'est aussi une façon de redoubler le mode de vie de l'œuvre. Rien ne dit que si l'œuvre est acquise, elle sera toujours de la même couleur... Une fois que les deux œuvres seront séparées, chacune aura sa vie. Elles pourraient même être accrochées horizontalement, ça ne me gênerait pas plus que ça.

                PJ: Vous avez construit une œuvre, mais vous semblez peu attachés à l'objet, à l'idée de chef-d'œuvre?

                CR: Soit il n'y a pas de chef d'œuvre soit il n'y a que cela.

                PJ: Vous vous méfiez de tout ce qui est figé.
                • CR : Je ne suis pas du tout détaché, ne croyez pas cela. On pourrait dire que je fais tout pour que les œuvres m'échappent. Mais il s'agit d'un constat général qui vaut pour les œuvres faites aussi bien par des cinéastes, des peintres ou des musiciens. On n'interprète pas de la même façon une œuvre baroque aujourd'hui qu'à l'époque. Tout cela se trouve modifié par le temps, les interprètes etc.
                  C'est moins évident concernant les peintures mais il est clair qu'on ne voit pas les œuvres de la même façon dans le temps. Pourquoi resteraient-elles immuables? J'ai mis au point une procédure qui permet à l'œuvre d'évoluer dans le temps non pas simplement par la lecture de l'œuvre mais par l'œuvre elle-même. Ce n'est pas le risque que l'œuvre disparaisse plus qu'une autre. Heureusement que des toiles ont été détruites dans l'Histoire de l'Art ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la quantité d'œuvres que l'on aurait aujourd'hui. Mais dans mon cas, j'inscris mon œuvre dès sa formation dans ce processus. Heureusement l'œuvre a plusieurs vies.

                  PJ: Lorsque nous voyons l'ensemble des œuvres de cette exposition, nous sommes frappés par la diversité des tons, des types de définitions/méthodes. Je ne sais pas si, vous-même, vous repérez des périodes parmi vos définitions/méthodes?

                  CR: Je ne sais pas.

                  PJ: L'œuvre définition/méthode 301: toile contre le mur, mondrian 3 est particulièrement émouvante dans la façon dont on est saisi par cette reconnaissance de Mondrian à travers un châssis.

                  CR: Généralement, je m'intéresse beaucoup à la trajectoire. Et cette œuvre joue beaucoup sur la trajectoire : la toile qui est retournée contre le mur est l'arrière reconstruit d'une toile de Mondrian de 1938. Cette toile était signée. A ce moment là, Mondrian était à Paris et quand il est arrivé à New York, il a rajouté tout autour de la toile des petites languettes de couleur ou des petits carrés de couleur. Il y a une dizaine de toiles de cet ordre. On s'est posé beaucoup de questions à ce sujet. On a cherché à savoir s'il avait fait cela par esthétisme. Certains ont même parlé de «commercial» à propos de ces tableaux. Nombre de ces tableaux avaient déjà des titres à ce moment là. Celui-là s'appelait Place de la Concorde, un autre Trafalgar Square. Ce n'était pas son genre. Avant les titres étaient plutôt «Composition bleu, noir, jaune...». Ce rappel au lieu renvoyait à quelque chose de presque figuratif. 
                  Il va ensuite remplacer petit à petit les lignes noires par des lignes de couleur avec du scotch. Sa dernière toile inachevée renvoie presque à l'art impressionniste ou tout au moins tachiste. Les carrés ne le sont mêmes plus vraiment. Les couleurs se superposent. Cela dit, les trais de pinceaux chez Mondrian ne sont pas totalement nouveaux non plus. Il y a une grosse différence entre l'art abstrait pur et dur de quelqu'un comme Vasarely et l'art de Mondrian ou d'Alberts qui, me semble-t-il, ne sont pas des peintres purement géométriques.

                  PJ: Vous nous faites une leçon de peinture à travers cette œuvre mais c'est aussi vous, Claude Rutault qui, à partir de Mondrian, imposez vos propres lois.

                  CR: Oui, l'œuvre définition/méthode 301: toile contre le mur, mondrian 3 conjugue deux définitions/méthodes. La première est «La toile contre le mur, peinte de la même façon que le mur mais retournée contre le mur». Je me suis d'ailleurs inspiré de Mondrian: ses toiles étaient selon lui souvent aussi bien posées à l'envers qu'à l'endroit. Il ne l'a jamais fait, il me semblait donc qu'il fallait un jour l'essayer. Puis les papiers répondent à la seconde définition/méthode qui est «Quand le mur est blanc, les papiers sont de couleur et quand les murs sont de couleur le papier est blanc».

                  PJ: Il y a une véritable collaboration et en même temps dans cet hommage...

                  CR: Ce n'est pas un hommage.
                  • PJ: Une évocation ?

                    CR: Oui, je préfère le mot.

                    PJ: Cette évocation met dans le même temps en évidence la forme d'arbitraire que l'on dénie souvent à Mondrian et que l'on trouve malgré tout dans sa peinture.

                    CR: C'est vrai qu'il n'avait pas l'air rigolo sur les photos. Quand je dis rigolo, c'est histoire de détendre un peu la géométrie.

                    PJ: Il disait lui-même qu'il avait été déçu que Moholy Nagy ne l'engage pas à l'Ecole du Bauhaus aux Etats-Unis en affirmant qu'il se sentait le plus près de la réalité parmi les artistes. Cette idée d'être près de la réalité, c'est aussi quelque chose dont vous vous sentez proche ?

                    CR: Oui, d'un réel très simple qui est celui de la toile accrochée sur un mur par exemple.

                    PJ: Cette toile accrochée sur un mur, c'est une façon de trouver une solution à la fin de la peinture ?

                    CR: Si je voulais être optimiste je dirais que c'est plutôt un recommencement.

                    PJ: Parce qu'on revient au mur.

                    CR: Je n'ai jamais eu la tentation de revenir là-dessus. Mon problème, c'est d'être capable de faire évoluer le travail et en même temps de garder ce même point de départ. C'est d'abord le fait d'utiliser la toile brute, non peinte, et de la tendre sur un châssis. Dans une salle, on voit au bout d'un mur une toile du début de 73 repeinte de la même couleur que le mur et à l'autre bout une petite toile brute. C'est simplement un petit signe discret qui dit « voilà, ça a commencé là, on en est là, et on verra après ». Par contre il n'y a pas de toile prospective.

                    PJ: Vous avez donc déplacé la question du tableau vers un questionnement général sur la peinture et ses conditions?

                    CR: Un tableau est souvent considéré comme quelque chose de fini. Or, je m'intéresse plutôt à ce qui correspond à un petit livre que j'ai publié : La fin de l'objet fini. A partir du moment où vous avez peint une toile de la couleur du mur, vous attendez la prochaine couleur. La peinture est toujours à venir.
                    • PJ: Pouvez-vous nous dire comment pour cette exposition vous avez fait le choix parmi vos définitions/méthodes? Etait-ce en fonction de celles que vous vouliez voir réactualisées?

                      CR: Je trouve la galerie Emmanuel Perrotin très séduisante parce q
                      u'elle semble être un lieu fait pour la peinture telle que je l'envisage. Des anciens travaux y sont exposés comme ce panneau: définition/méthode 208 ter : peint, dé-peint, repeint qui a été complètement décapé, «dépeint » et une toile ancienne abstraite de 1962 qui a été repeinte déjà plusieurs fois. Cela forme un parcours.

                      PJ: Jean-Claude Rousseau, avez-vous vu cette exposition?

                      JCR: Oui, dans les mauvaises conditions comme toujours lorsqu'on visite une exposition au moment du vernissage mais c'est impressionnant. C'est une exposition magnifique.

                      PJ: Y a-t-il une œuvre en particulier dont vous souhaiteriez parler?

                      JCR: La salle jaune est extraordinaire, notamment le rapport entre le mur que nous voyons et celui juste en face que nous ne voyons pas. Une photographie est cachée par la toile jaune qui est de la couleur du mur et de celui d'en face.
                      J'ai été ému de passer dans ces salles. Oui, ne me demandez pas pourquoi.

                      PJ: Claude, je vous propose de commenter cette autre définition/méthode.

                      CR: On voit très bien la toile dont je vous ai parlé: blanche, peinte de la même couleur que le mur en 1973 et la toile brute à côté. En réalisant cette œuvre avec des piles de toiles au ras du sol, j'ai pensé à Hozu. Je voulais faire un contrepoint aux six piles de toiles exposées au rez-de-chaussée de la galerie. J'ai souhaité expérimenter ceci par comparaison avec l'exposition de Brest dans laquelle des toiles étaient posées sur des tréteaux et emplissaient complètement une salle de peinture ancienne.

                      PJ: La vision rasante suppose un point de vue très particulier de la part du spectateur.

                      CR: Je ne dis pas que le spectateur doit s'accroupir ou se mettre à genoux mais malgré tout la vision doit être particulière. En regardant le photographe travailler cet après-midi, j'ai remarqué que son appareil était nettement plus bas que d'habitude.

                      PJ: Il y a aussi l'idée de promenade, qui est une notion importante pour vous.

                      CR: Oui, l'idée de faire le tour de la peinture, d'être obligé de ne pas trop marcher dessus. J'avais fait une promenade au musée Bourdelle avec des toiles de couleur. Il y avait une seule toile, ce fut un massacre. C'est aussi un problème par rapport au public. À la galerie Emmanuel Perrotin, je n'ai pas remarqué que quelqu'un ait marché sur les toiles. Au musée Bourdelle, après avoir changé les toiles, j'ai placé une petite toile dans un angle, qui décalait un peu l'ensemble, de telle sorte à ce que personne ne marche dessus. Ca m'a encouragé à prendre ce risque car je ne présente que deux ou trois toiles maximum.

                      JCR: Dans l'exposition à la galerie Emmanuel Perrotin, il y a une photo de vous, de trois quarts, tourné vers quelques feuilles de couleur superposées que je trouve très beau.

                      C.R: C'est une référence au portrait de Zola par Manet. Normalement c'est le preneur en charge qui devrait être à ma place.

                      JCR: Peut-être, mais il n'empêche que c'est vous.

                      CR: Là c'est moi. Je l'assume tout à fait.

                      PJ: Tout comme c'est votre appartement, Jean-Claude...

                      CR: C'est pareil, on est dans une forme de fiction.

                      PJ: Jean-Claude, vous apparaissez dans presque tous vos films, est-ce comme personnage témoin ou est-ce vous-même dans les films?

                      JCR: Non, ce n'est pas moi-même. Cela peut paraitre idiot ou être de la pure coquetterie de parler ainsi. Pour moi, passer dans le cadre ce n'est pas se montrer mais c'est disparaitre. C'est justement être saisi par les lignes. Ce ne sont donc pas du tout des autoportraits.

                      PJ: Puisque vous revenez à cette entrée en matière, pourriez-vous, Claude Rutault, réagir à cette phrase que j'ai cité en introduction à propos du portrait de Poussin: «Je réalise pourquoi aimer l'autoportrait de Poussin, l'art de la peinture, les poseuses, n'est possible qu'après s'être débarrassé de l'image»?

                      CR: Cela me semble assez clair par rapport au tableau de Georges Seurat dont j'ai parlé tout à l'heure. La place de l'image et le débordement du cadre sont nettement perceptibles. On va au-delà à la fois de l'image et du cadre. Dans une salle avec les quatre murs peints, si on avait fait une petite toile peinte de la même couleur que le mur au milieu, elle prendrait tout l'espace.

                      PJ: Juste un mot sur votre film Jean-Claude De son appartement. C'est votre appartement, il n'y a pas de mise en scène, vous ne l'avez pas apprêté. Il y a des choses très simples comme un rideau devant une porte, un miroir. Claude, vous aviez pensé à Velasquez en voyant ce dispositif. Il y a une petite gravure sur le mur: une vue de Jérusalem. Quelque chose s'est révélé à vous dans la façon dont cette image semble s'étendre sur le mur.

                      JCR: Oui, ça me plait que vous l'ayez remarqué. C'est une reproduction d'une gravure anglaise fin du XIXème siècle qui montre les remparts de Jérusalem. La gravure se poursuit sur le mur, aussi bien par les couleurs que par les lignes. Le versant d'une colline sur la gravure et le mur dans le même ton poursuivent cette courbe et nous montre la colline entière en prenant l'apparence de l'autre versant.
                      • CR: Ça c'est vous qui le savez.

                        JCR: Non, c'est ce que je vois. Il me semble que l'on s'en rend compte dans le film. Les prises de vues ont été réalisées de façon spontanée. Le film finit par être cohérent. Encore une fois, quelqu'un était persuadé
                         qu'il y avait un scenario.
                        Une question du public: Quelle différence faites-vous entre hors-champ et hors-cadre? Et comment Claude Rutault se sert-il lui aussi de la notion de hors-cadre?

                        CR: J'ai déjà répondu à cette question lorsque j'ai évoqué le Dimanche à la Grande Jatte de Georges Seurat.

                        JCR: Le cadre représente à lui seul le monde, justifiant ainsi le titre de Deux fois le tour du monde. Votre question est très intéressante. Oui, je fais le tour du monde, je suis hors-cadre dans les déplacements que l'on me voit faire.

                        CR: Vous êtes à certains moments dans le cadre et à d'autres hors-champ. On n'a pas besoin de vous voir faire tout le tour. Il y a un moment où vous vous mettez hors cadre. Même si le cadre représente l'image entière, il y a un jeu sur le hors-champ à l'intérieur même du cadre.

                        JCR: La manière la plus simple de m'en sortir c'est de vous expliquer où et comment cela a été réalisé. C'est dans un endroit plutôt abandonné dans la campagne provençale où il y avait une buvette dont le toit s'était effondré. La caméra est à l'intérieur de ce petit bâtiment. Ce qui fait le cadre, c'est l'ouverture par laquelle on devait servir ceux qui venaient se désaltérer. C'est bien une question à la fois de hors-champ et de hors-cadre. La caméra est postée à l'intérieur. Le toit s'étant effondré, le soleil éclaire la pièce comme si nous étions à l'extérieur.

                        Mardi 11 janvier 2011 
                        Claude Rutault / «Conversation piece»

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